Les foyers pour travailleurs migrants, des lieux où vieillir ?

Les foyers pour travailleurs migrants, des lieux où vieillir

Le 8 novembre 2023, le collectif retraite Île-de-France s’est mobilisé auprès de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) en faveur de l’accès aux droits à la retraite. En effet, le contexte de dématérialisation des services publics pénalise particulièrement les publics précaires, notamment les personnes immigrées âgées.

C’est l’occasion de revenir sur ce public resté longtemps invisible au sein de la société française, particulièrement celui vivant dans des foyers pour migrants. Cette relative invisibilité est liée au fait que les travailleurs immigrés sont arrivés en France pour travailler, en pleine force de l’âge, leur venue sur le territoire national étant envisagée comme provisoire. Leur vieillissement sur place est donc inattendu.

Ce constat nous a conduits à mener une enquête, faite d’observations et d’entretiens, au sein d’un foyer pour travailleurs migrants situé en Seine-Saint-Denis afin de mieux comprendre le vécu de cette population confrontée au vieillissement.

À l’origine des foyers pour travailleurs migrants

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, compte tenu de la pénurie de logements, les travailleurs migrants sont logés dans des conditions précaires et vivent dans des bidonvilles, des hôtels, des habitations insalubres. L’État va alors créer un fonds d’action sanitaire et sociale en 1958 pour soutenir les actions d’associations gestionnaires chargées de venir en aide spécifiquement envers ce public. La fin des années 1950 et la décennie 1960 fut ainsi une période de construction intense de foyers, qui atteignit son apogée au milieu des années 1970 avec 264 800 lits.

Une des structures gestionnaires les plus connues est la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (Sonacotral), qui deviendra en 1963 la Sonacotra après l’accès à l’indépendance de l’Algérie, puis renommée Adoma en 2006. Une autre association importante créée en 1962 est l’Association pour la Formation des travailleurs africains et malgaches (Aftam), aujourd’hui appelée Coallia. Ces changements de dénomination ne sont pas neutres. Ils visent à se distancier vis-à-vis d’une représentation des foyers relativement dépréciée.

La création de ces foyers devait permettre l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, mais en réalité ils ont été construits dans des délais très rapides et n’offraient qu’un confort minimum. Ces foyers, souvent mal entretenus, avec cuisine et sanitaires collectifs, étaient principalement occupés – voire suroccupés – par des hommes seuls. Avec l’arrêt de la politique d’immigration, l’État les a rapidement considérés comme "des espaces problématiques, hors de contrôle, voire déviants".

Les pouvoirs publics ont donc été amenés à accompagner la réhabilitation des foyers en créant un nouveau statut de "résidence sociale", contribuant d’un point de vue architectural à réduire la vie sociale permise par les espaces collectifs. Mais, au fil du temps, le public accueilli n’est plus tout à fait le même qu’à l’origine. Il éprouve des besoins spécifiques liés notamment à son vieillissement sur place.

Ainsi, en 2014, une circulaire sur les résidences sociales reconnaît qu’"en fonction de l’âge des résidents, les projets de réhabilitation et de construction devront proposer des adaptations ou transformations du bâti et des équipements qui permettent de répondre à l’objectif d’accompagnement du vieillissement et du maintien à domicile (équipements spécifiques tels que rampes d’accès, mains courantes, ascenseurs, barres d’appui, sanitaires adaptés, accès aux soins à domicile, etc.)."

Un enracinement progressif dans le pays d’accueil

La prise en compte progressive du vieillissement des travailleurs migrants par l’État ne nous renseigne pas sur la manière dont ces derniers vivent cette situation. Pour ce faire, nous avons mené une investigation sociologique au sein d’un foyer de Seine-Saint-Denis, dans lequel 90 % des résidents sont des hommes originaires d’Afrique subsaharienne. Toutes les personnes interrogées présentent un contexte d’arrivée en France assez similaire : elles sont venues travailler pour améliorer la qualité de vie de leur famille, notamment de celle restée au pays. Mais elles avaient toutes l’idée de revenir vivre dans leur pays d’origine au moment de leur retraite. C’est d’ailleurs pourquoi elles n’ont pas fait venir leur famille en France, ce qui aurait supposé de trouver un logement à prix abordable hors du foyer.

Comment expliquer que cet idéal du retour au pays ait été contrarié ? Il s’est produit ce que Claudine Attias-Donfut, directrice de recherche à la Caisse nationale d’assurance vieillesse, appelle un "enracinement", c’est-à-dire un attachement au pays d’accueil.

Quand sonne l’heure de la retraite, selon la thèse d’Abdelmalek Sayad, sociologue spécialiste de la communauté nord-africaine en France, beaucoup d’immigrés prennent conscience de la fin de "l’illusion du provisoire" et de celle du retour au pays. Cet enracinement est lié à un processus de vieillissement qui n’est pas anodin. En effet, les conditions de travail difficiles auxquels ces travailleurs migrants ont été astreints ne sont pas sans conséquences sur leur état de santé. Beaucoup d’entre eux sont victimes d’un vieillissement physiologique précoce et nécessitent un suivi médical au moment de la retraite : "Tu vois, j’ai travaillé en France, j’ai payé mon droit de me soigner".

Or l’accès aux soins et aux médicaments est plus complexe à obtenir à l’étranger. Et malgré un état de santé dégradé, les migrants âgés se caractérisent par une retraite plus tardive, un plus fort taux d’activité entre 55 et 65 ans et aussi une plus longue période de précarité avant la demande de retraite, en raison de carrières plus souvent incomplètes.

Un difficile accès aux droits sociaux

La retraite constitue donc un horizon obscurci par des trajectoires professionnelles non linéaires qui ne facilitent pas le projet d’un retour au pays. Il existe ainsi de nombreux obstacles à surmonter avant de se faire une idée du montant de la pension de retraite : "Parce que ma retraite, j’ai mis un an pour réunir tous les dossiers. Ça m’a pris tellement de temps… " déclare l’un des résidents interrogés.

La difficulté à accéder à leurs droits sociaux est un constat partagé par nombre de migrants âgés, du fait de la multiplicité d’employeurs qu’ils ont connue au cours de leur carrière, de leur instabilité résidentielle et de la non-fréquentation des services sociaux.

Les rapports 2019 et 2022 de la Défenseure des droits ont bien montré que la dématérialisation des services publics a accru les difficultés d’accès aux droits pour les publics vulnérables. Les migrants âgés sont bien sûr concernés par l’illectronisme et le difficile accès aux services numériques, mais ils sont également mal à l’aise dans la compréhension de la langue, les éloignant un peu plus des circuits administratifs.

Une fois les droits sociaux acquis, l’enjeu est alors de ne pas les perdre. C’est notamment le cas de l’Allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) délivrée aux personnes âgées de plus de 65 ans disposant de faibles ressources. L’allongement récent de la durée de résidence en France de 6 mois à 9 mois par an pour en bénéficier va sans doute contribuer un peu plus à "l’enracinement" en limitant les va-et-vient avec le pays d’origine.

Des migrants confrontés à la perte d’autonomie

Avec le vieillissement, comment les personnes immigrées vivant en foyer font-elles face à leur perte d’autonomie ? Elles recourent en fait peu aux services à domicile et aux établissements d’hébergement spécialisés. Les difficultés à constituer un dossier administratif et le coût financier du reste à charge constituent deux facteurs explicatifs importants. Toute dépense amputant l’envoi d’argent à la famille restée au pays génère un sentiment de culpabilité.

Mais au-delà, ce sont des raisons d’ordre culturel qui guident leurs comportements. Il n’est en effet pas coutumier de faire appel à une aide extérieure, d’autant plus quand celle-ci est une femme. Les individus vivant en foyer forment une communauté de vie qui, en l’absence de l’entité familiale, représente une forme de substitut. De fait, cette communauté exerce un contrôle social sur les pratiques des uns et des autres pour qu’elles restent conformes aux "bonnes mœurs" : "Bon, moi je suis musulman, alors, si je ramène une femme ici ce n’est pas bon. Après, mes frères tout ça ils vont penser autre chose tu vois. […] Même si c’est un professionnel. Ils vont penser autre chose tu vois" déclare un résident de 66 ans dont l’épouse ne vit pas en France.

C’est pourquoi la seule forme d’aide communément acceptée est celle de proches qui sont parfois hébergés de manière informelle dans le même logement. Cette présence de tiers, souvent plus jeunes, est un obstacle supplémentaire à une intervention professionnelle.

Quant à l’entrée en établissement pour personnes âgées, elle ne fait pas partie du champ des possibles. Outre les questions de coût, ce serait mettre un terme à une situation d’entre-deux qui se traduit par des allers-retours réguliers avec le pays d’origine. En réalité, le seul retour définitif au pays envisagé est celui de la fin de vie et du décès. Le rapatriement du corps apparaît comme l’ultime voyage, pour lequel il n’est pas rare que soit mise en place une assurance décès au sein de la communauté.

Par ailleurs, même s’il est jugé insatisfaisant, le foyer de travailleurs apparaît comme le seul lieu légitime pour vieillir en France, qui soit une forme de prolongement de leur identité, de leurs us et coutumes. Les autres formes d’habitats et structures pour personnes âgées sont considérées comme trop étrangères, tant par leur mode de fonctionnement que par le public accueilli. Cela reviendrait également pour ces anciens travailleurs à se résigner à devenir un objet de soins aux mains d’inconnues, alors que leur culture accorde aux vieux une place plus valorisée dans la société.

Dominique Argoud, Maître de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Marion Villez, Enseignant-chercheur en sociologie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles d'InfoChrétienne.

Crédit image : Creative Commons/ Flickr

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